Politique

Prorogation du mandat des députés : « Le projet n’est pas soutenable juridiquement et politiquement »

Les manœuvres sont en cours pour une éventuelle prorogation de 12 mois du mandat actuel des députés. L’argument avancé étant l’insécurité qui empêchera le scrutin législatif dans plusieurs circonscriptions électorales. Après l’Union pour le progrès et le changement (UPC) et l’Union pour la renaissance/Parti sankariste (UNIR/PS), c’est au tour, cette fois, de l’Opposition non-affiliée (ONA), une coalition de partis politiques non membres du Chef de file de l’opposition (CFOP), de s’opposer à toute prolongation du mandat des élus nationaux. Cette position est affirmée dans une déclaration datant de ce vendredi 10 juillet 2020 et signée par le Pr Abdoulaye Soma, président de la conférence des présidents des partis de l’ONA. Nous vous la proposons in extenso.

Pr. Abdoulaye SOMA,  président de la Conférence des Présidents de l’ONA et président du SOLEIL  D’AVENIR (Mouvement S.A.)

L’ONA

Vu la Constitution ;

Vu les accords internationaux souverainement acceptés par le Burkina Faso et liant le Burkina Faso en matière constitutionnelle, juridique, politique, démocratique et électorale, notamment le protocole de la CEDEAO sur la démocratie et la bonne gouvernance du 21 décembre 2001, et la Charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance du 30 janvier 2007 ;

Considérant le rapport adopté à l’unanimité des députés de l’Assemblée nationale et transmis officiellement le 8 juillet 2020 au Président du Faso soutenant un projet de prorogation d’une année supplémentaire du mandat des députés à l’Assemblée nationale,

DECLARE QUE LE PROJET DE PROROGATION DU MANDAT DES DEPUTES A L’ASSEMBLEE NATIONALE, TEL QU’ENVISAGE, N’EST PAS SOUTENABLE NI JURIDIQUEMENT, NI POLITIQUEMENT

Sur le plan juridique, le projet de prorogation du mandat des députés est irrecevable pour plusieurs raisons.

La première raison juridique est que le projet de prorogation du mandat des députés serait contraire au protocole de la CEDEAO sur la démocratie et la bonne gouvernance. En effet, l’article 2 de ce protocole de la CEDEAO prescrit que : « Aucune réforme substantielle de la loi électorale ne doit intervenir dans les six (6) mois précédents les élections sans le consentement d’une large majorité des acteurs politiques. Les élections à tous les niveaux doivent avoir lieu aux dates ou périodes fixées par la Constitution ou les lois électorales ». Cette disposition pose bien le principe de la tenue des élections aux dates prévues. Elle pose bien le principe de l’interdiction de la modification des lois électorales, en l’occurrence des dates ou périodes de tenu des élections, six (6) mois avant ces élections. Elle n’autorise pareille modification qu’avec « le consentement d’une large majorité des acteurs politiques ». La date des élections couplées présidentielle et législatives au Burkina Faso est déjà fixée par décret présidentiel au 22 novembre 2020. A la date de transmission du rapport de l’Assemblée nationale recommandant la prorogation du mandat des députés et le report des élections législatives ce 8 juillet 2020 nous sommes dans la période des 6 mois d’interdiction de réforme des lois électorales, sans le consentement d’une large majorité des acteurs politiques. Il faut bien admettre que les députés ne constituent pas cette large majorité des acteurs politiques intéressés ou impliqués par les élections couplées présidentielle et législatives. Par conséquent, l’ONA soutient que la prorogation du mandat des députés ne peut intervenir que par un consentement ou un consensus résultant d’une large concertation entre les différents acteurs politiques, en l’occurrence les blocs de partis politiques que sont la majorité, l’opposition CFOP et l’ONA. En dehors de ce consentement ou de ce consensus, la prorogation du mandat des députés unilatéralement par une partie des acteurs politiques serait contraire au droit communautaire CEDEAO qui lie fermement le Burkina Faso. L’ONA saisit l’occasion de rappeler que dans le contexte sécuritaire et électoral actuel du Burkina Faso, on ne pourra pas faire l’économie d’une large concertation de la classe politique pour dégager les options et solutions qui pourraient parvenir à des élections paisibles et crédibles, et à une gestion stable du Pays.

La deuxième raison juridique est que le projet de prorogation du mandat des députés serait contraire à la Charte africaine de la démocratie, des élections et de la bonne gouvernance. En effet, l’article 23 de cette Charte dispose que « les Etats parties conviennent que l’utilisation, entre autres, des moyens ci-après pour accéder ou se maintenir au pouvoir constitue un changement anticonstitutionnel de gouvernement… : …tout amendement ou toute révision des constitutions ou des instruments juridiques qui porte atteinte au principe de l’alternance démocratique ». Il n’est pas anodin de souligner que dans le renforcement de cette disposition, l’article 28 E f du projet de statut de Malabo de la cour africaine de justice et des droits de l’homme intègre parmi les faits constitutifs du crime de changement anticonstitutionnel de gouvernement « toute modification substantielle des lois électorales durant les six (6) mois précédant les élections sans le consentement de la majorité des acteurs politiques ». Comme il est clair, la prorogation du mandat des députés envisagée a notamment pour effet de permettre au régime MPP en place de se maintenir au pouvoir, quelque soit le résultat des élections. Cette prorogation porte ainsi atteinte au principe de l’alternance démocratique. Elle est constitutive d’un changement anticonstitutionnel de gouvernement au sens de la charte africaine de la démocratie sus-citée. Il n’est pas sans égard de rappeler que notre pays a déjà mis en jeu la responsabilité politique et juridique de plusieurs acteurs politiques pour changement anticonstitutionnel de gouvernement à l’issue de l’insurrection des 30 et 31 octobre 2014 et du coup d’Etat des 15 et 16 septembre 2015. Le projet de prorogation du mandat des députés par le régime MPP de Rock KABORE estun changement anticonstitutionnel de gouvernement contraire à la Charte africaine de la démocratie, tout comme le projet de modification de l’article 37 par le régime CDP de Blaise COMPAORE a été jugé à l’époque. Le Conseil constitutionnel a, dans plusieurs décisions, déjà estimé qu’en matière de changement anticonstitutionnel de gouvernement, la tentative vaut acte infractionnel.

En somme, sur le plan juridique, la prorogation du mandat des députés serait contraire à la Constitution, au protocole de la CEDEAO sur la démocratie et la bonne gouvernance, ainsi qu’à la charte africaine de la démocratie, des élections et de la bonne gouvernance, dont les dispositions pertinentes référencées ci-dessus sont trop connues et trop ancrées dans notre ordre juridique pour se prêter à une violation coupable et impunie. Cette prorogation ne peut se concevoir que dans le cadre d’une large concertation en vu du consentement ou du consensus de la classe politique. L’ONA rejette comme juridiquement irrecevable et non consensuel le projet de prorogation du mandat des députés, s’il est conduit en dehors d’un consensus national.

La troisième raison juridique est que le projet de prorogation du mandat des députés serait contraire à la Constitution dans sa forme. En effet, l’article 81 de la Constitution dispose que : « La durée de la législature est de cinq ans.Toutefois, par dérogation à l’alinéa ci-dessus et en cas de force majeure ou de nécessité constatée par l’Assemblée nationale à la majorité absolue des députés, la durée de la législature peut être prorogée jusqu’à la validation du mandat des députés de la nouvelle législature. Aucune prorogation ne saurait dépasser une durée d’un an ». Au fond, cette disposition, sur laquelle se fonde l’Assemblée nationale, permet la prorogation du mandat des députés pour une durée maximale d’un an, certes. En la forme, pour l’opération effective de prorogation du mandat, l’Assemblée nationale doit constater le « cas de force majeure » ou la « nécessité » à la « majorité absolue des députés ». La modification effective ne peut pas s’opérer par une loi ordinaire. Elle ne peut guère intervenir que par une loi de révision constitutionnelle ayant suivi la procédure de révision de la Constitution telle que prescrite au titre 15 de la Constitution, en tant que seule procédure spécialement prévue pour la modification des dispositions constitutionnelles. En droit constitutionnel, seule une loi constitutionnelle peut modifier ou déroger à une loi constitutionnelle. La durée de la législature est fixée à 5 ans par l’alinéa 1 de l’article 81 de la Constitution. Cette durée ne peut être modifiée que par une disposition de même nature formellement constitutionnelle. La preuve est qu’en 2012, face à la nécessité constatée, la prorogation n’a pu s’opérer que par le dernier alinéa de la loi de révision constitutionnelle 023-2012 du 18 mai 2012. Par conséquent, la prorogation du mandat des députés, telle qu’envisagée, par voie de loi ordinaire, ou autrement que par loi constitutionnelle, serait contraire à la Constitution.

Sur le plan politique, le projet de prorogation du mandat des députés est inacceptable pour plusieurs raisons.

La premièreraison politique est l’incohérence politique du projet de prorogation du mandat des députés. Le projet de prorogation du mandat des députés est motivé par l’Assemblée nationale par l’insécurité nationale du fait du terrorisme et l’impossibilité du déploiement électoral dans plusieurs provinces. Il faut rappeler ici que l’Assemblée nationale vient de donner officiellement raison aux analyses et positions précédemment diffusées par l’ONA sur la situation sécuritaire et électorale du Pays. L’ONA se félicite de la validation de la lucidité, de la véracité, de l’objectivité et de la crédibilité de ses opinions et options. Ceci étant, si l’on admet avec l’Assemblée nationale que du fait de l’insécurité, les élections législatives ne peuvent aboutir à un résultat conforme à la Constitution, l’ONA réitère que la situation sécuritaire ne change pas pour l’élection présidentielle qui s’en trouve également affectée. Plusieurs burkinabè ayant le droit de vote ne sont pas en mesure de disposer de ce droit individuel. Le suffrage ne peut être universel et l’élection ne peut être ni légale, ni légitime. Si l’Assemblée nationale a finit par rejoindre l’ONA que cela est vrai pour les élections législatives, l’ONA maintient que cela est aussi vrai pour l’élection présidentielle. Dans ce contexte, les solutions palliatives doivent être recherchées et trouvées pour l’ensemble des élections couplées présidentielle et législatives du 22 novembre 2020 et non pas seulement pour les élections législatives. Pour l’ONA, la meilleure façon crédible et paisible de dégager les solutions aux problèmes électoraux que pose la crise sécuritaire dans notre Pays est d’engager un processus de large concertation dans la classe politique pour aboutir à un consentement des acteurs politiques ou un consensus national sur les solutions à entériner.

La deuxième raison politique est que le projet de prorogation du mandat des députés comporte un grave risque d’instabilitépolitique. En effet, le projet de prorogation du mandat des députés entraine automatiquement un découplage des élections législatives reportées d’avec l’élection présidentielle. Cela entraine le maintient de la majorité parlementaire MPP pour n’importe quelle personnalité qui viendrait à être élue Président du Faso. Si un candidat autre que monsieur Rock Marc Christian KABORE est élu, il se retrouvera Président du Faso avec une minorité de députés si son parti est déjà représenté à l’Assemblée nationale depuis les élections législatives de 2015, ou il se retrouvera Président du Faso avec zéro député si son parti est neuf ou pas représenté dans la composition actuelle de l’Assemblée nationale. Ce président du Faso autre que Rock KABORE pourrait suivant l’article 50 de la Constitution dissoudre l’Assemblée nationale, et il aura bien raison parce que ce serait logique. Cette faculté juridique et démocratique qui demeure ouverte par la Constitution plongerait le Pays dans une instabilité politique qui viendrait se superposer et aggraver l’insécurité nationale.

La troisième raison politique est que le projet comporte une grave injustice politique. En effet, comme précédemment analysé, le projet de prorogation du mandat des députés entraine automatiquement un découplage des élections législatives reportées d’avec l’élection présidentielle. Le nouveau Président du Faso, s’il est différent de monsieur Rock Marc Christian KABORE, ce qui est plausible et possible, se verrait imposer une majorité parlementaire et un gouvernement qui lui seraient politiquement opposés et défavorables. Il faut comprendre que l’article 46 de la Constitution prescrit que « Le Président du Faso nomme le Premier ministre au sein de la majorité à l’Assemblée nationale et met fin à ses fonctions, soit sur la présentation par celui-ci de sa démission, soit de son propre chef dans l’intérêt supérieur de la Nation.Sur proposition du Premier ministre, il nomme les autres membres du Gouvernement et met fin à leurs fonctions ». Ainsi, le nouveau Président de la République n’aura d’autres choix que de composer avec un gouvernement MPP et un parlement MPP. Cela est politiquement injuste. De surcroit, il ne pourra ni gouverner correctement, ni appliquer sa vision et sa politique et serait obligé de trahir le projet pour lequel le peuple l’aurait élu. C’est politiquement inacceptable.

Finalement, l’ONA trouve que le projet de prorogation du mandat des députés est juridiquement irrecevable et politiquement inacceptable en l’état. Ce projet ne peut s’envisager qu’à la faveur d’un large consentement des acteurs politiques. De manière générale, l’ONA appelle à l’engagement d’un processus de concertation pour former un consensus national par le large consentement des acteurs politiques sur les solutions aux problèmes qui se posent au processus électoral  dans le contexte sécuritaire dramatique du Pays. Toutes autres options sont périlleuses, et l’ONA avisera le cas échéant.

Ainsi délibéré et disposé à Ouagadougou le 10 juillet 2020

Pour la Conférence des Présidents des partis de l’ONA

Pr. Abdoulaye SOMA

Président du SOLEIL  D’AVENIR (Mouvement S.A.)

Président de la Conférence des Présidents de l’ONA

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