Pour un nouveau paradigme politique : « C’est la manière dont nous sommes perçus par les Burkinabè qui est décisive », selon Mamadou Hébié
Dans la tribune ci dessous, un citoyen, Mamadou Hébié pose le débat sur la contribution générationnelle dans la recherche de solutions aux défis actuels du Burkina. Tout en constatant “l’absence d’alternative politique crédible”, il préconise l’engagement de ceux-là qu’il appelle “les forces du progrès”, c’est à dire « ces personnes, ces bonnes graines , présentes dans toutes les générations, au Burkina Faso et dans sa diaspora, dans nos villes et villages, parmi les femmes et les hommes, dans toutes les ethnies, religions, professions et régions ». Lisez plutôt. Et dans ce nouveau paradigme, « c’est la manière dont nous sommes perçus par les Burkinabè qui est décisive », selon Mamadou Hébié
Il y a quelques jours, une tante m’a fait un reproche déroutant : elle m’a dit que ma génération manquait d’ambitions. En visant ma génération, elle parlait de ces Burkinabè qui ont aujourd’hui entre 30 et 50 ans et qui constituent, pour l’essentiel, la crème des forces productives de notre
Nation. J’ai évidemment protesté ; renvoyant à tous ceux et toutes celles dans cette génération qui font la fierté de notre pays. De Francis Kéré à Marie Korsaga, en passant par Iron Biby et bien d’autres ; aucun de leurs exploits n’est possible sans ambition.
Après quelques échanges, cependant, j’ai compris que ma tante ne parlait pas de nos exploits individuels ; mais de notre contribution, en tant que génération, au façonnement de l’avenir de notre pays. Vu sous cet angle, il y a de quoi pâlir : la génération de Thomas Sankara et de Blaise Compaoré avait déjà fait, à notre âge, au moins deux coups d’Etat pour pouvoir mettre en œuvre sa vision du Burkina. Turbulente, à tout le moins ; mais certainement entreprenante, ambitieuse et déterminée…
L’attentisme de notre génération contraste avec le fort consensus en notre sein sur notre vision du futur du Burkina Faso et des politiques fondamentales qui peuvent y mener. En effet, nous savons que le Burkina Faso ne peut pas s’en sortir sans intégrité et gestion rigoureuse des deniers publics. Nous savons également qu’il n’y a pas d’issue en dehors de politiques audacieuses visant à satisfaire les besoins du plus grand nombre. Nous n’ignorons pas qu’il nous faudra travailler, dur, décupler nos intelligences et nos énergies pour faire face, dans un environnement régional et international des plus incertains, à des défis aussi multiformes que la construction d’un Etat moderne, le désenclavement, les changements climatiques, le faible taux d’éducation, les ressources naturelles limitées et une population qui double chaque vingt-cinq ans. Surtout que notre génération est, de toute l’histoire du Burkina Faso, celle la mieux outillée pour répondre à ces défis protéiformes. Nous bénéficions déjà des leçons que nous pouvons tirer des échecs et des succès de nos devanciers. Aucune autre génération n’a été autant instruite. Aucune autre n’a non plus eu le bénéfice des innovations technologiques de ces dernières années.
Mais le problème posé n’est pas une question d’âge, de générations ou de « changement générationnel ». En effet, notre génération n’est pas seule dans cette salle de théâtre lugubre où se joue la tragédie du peuple burkinabè. Nous sommes en compagnie de bien d’autres Burkinabè, tout aussi silencieux, dans la génération d’avant la nôtre et dans celle qui nous suit, qui ont pour boussole les idéaux de la Révolution de 1983 et de l’insurrection de 2014. En sens inverse, même au sein de notre génération, il y a des personnes qui ne partagent pas ces idéaux ou qui les proclament haut et fort pour s’en détourner prestement, lorsqu’elles ne les combattent pas farouchement. L’approche doit donc être transgénérationnelle et s’adresser à tous ceux et toutes celles qui ont une soif inextinguible de Justice et de justice sociale. Ce sont ces personnes, ces « bonnes graines », présentes dans toutes les générations, au Burkina Faso et dans sa diaspora, dans nos villes et villages, parmi les femmes et les hommes, dans toutes les ethnies, religions, professions et régions que j’appellerais les forces du progrès.
La perception d’une absence de solutions réalistes à l’absence d’alternative politique crédible
La léthargie de ces forces ne s’explique pas par un manque de patriotisme ou un désintérêt pour la chose publique. Loin de là ! Elle semble venir du sentiment qu’il n’y a aucune solution réaliste à la crise de leadership politique que vit notre pays. En effet, les forces du progrès abhorrent les coups d’Etat. Par principe. Et à juste titre. Au 21 e siècle, nulle branche de la société, nul groupe d’individus, ne devrait décider unilatéralement que le processus démocratique a failli à répondre à sa perception des intérêts du peuple ; décider encore unilatéralement d’y mettre fin ; et décider de s’imposer, tout aussi unilatéralement, en messie. Le peuple doit toujours rester maître de son destin. Quant aux insurrections populaires, sauf à être des coups d’Etat déguisés, elles sont, par définition, le croisement de phénomènes sociaux complexes qui ne dépendent de personne. Dans notre histoire, elles ne semblent se produire que chaque cinquantaine d’années. On peut en attendre une ; mais jusqu’à quand ? Surtout que les marginalisés de la gouvernance actuelle dont la colère doit nourrir le chaudron de l’insurrection sont ceux dont la souffrance est silencieuse, faute de médiatisation suffisante. Ces marginalisés sont également ceux qui ont le moins de leviers pour réaliser une insurrection. En revanche, ceux qui détiennent ces leviers – notamment les citadins et les travailleurs du secteur public supportent mieux, ou ressentent moins dans leur chair, les conséquences de la mauvaise gouvernance et du manque de vision politique qui font le lit de nos malheurs. S’agissant enfin des élections, comment peut-on les gagner sans argent dans ce pays ? La « politique », nous le savons toutes et tous, est une affaire d’êtres sans morale, nés après la honte, corrompus, préoccupés par leurs intérêts bassement matériels. Elle est faite de coups tordus, de coups bas, de coups montés, de retournements de veste… bref d’ignominie. Qui ira se jeter dans la gadoue ?
En désespoir de cause, certains membres des forces du progrès se sont mis à rêver d’un messie. Dans certaines de nos hallucinations, il porte un treillis ; un militaire prendra le pouvoir par un coup d’Etat et appellera « les plus brillants et les plus intègres » d’entre nous pour venir le « gérer ». Dans d’autres, il se vêt d’un costume trois-pièces. Alors, nous espérons qu’un président civil, issu d’élections démocratiques, prendra le pouvoir d’Etat et nous appellera pour sa direction. Pourtant, c’est celui qui paie le balafoniste qui choisit la musique. Personne ne va se salir les mains, parcourir les 8000 villages du Faso, manger avec le diable, se coltiner les petits démons, pour venir nous offrir gratuitement la plateforme nécessaire à la mise en œuvre de notre projet de société. Le MPP et le CDP ne l’ont pas fait. Personne ne va non plus risquer sa vie, sa carrière, l’opprobre ; faire toutes les contorsions possibles pour réaliser son coup d’Etat et venir confier la gestion du pouvoir, clé en main, aux forces du progrès. Le Front Populaire ne l’a pas fait ; le MPSR non plus.
Créer un cadre permanent de rencontre et de discussion entre les membres des « forces du progrès »
La conclusion me semble crever l’œil : les forces du progrès doivent s’assumer et s’unir pour peser de tout leur poids sur le jeu politique dans notre pays. Elles doivent s’organiser et éviter de se perdre dans des actions solitaires qui sont le plus souvent d’une efficacité limitée. Elles doivent chercher à conquérir le pouvoir d’Etat, par les urnes, pour mettre en œuvre le projet de société qui correspond à leurs aspirations. Si elles ne le peuvent pour l’instant, elles doivent travailler à l’émergence d’une masse critique capable d’empêcher l’accès au pouvoir d’Etat de personnes ou de partis politiques qui s’éloignent des idéaux de la révolution de 1983 et de l’insurrection de 2014.
Aucun de ces paris n’est aisé. Plusieurs partis politiques ont essayé d’incarner ce besoin de renouveau politique ; des organisations de la société civile ont également essayé d’influencer le jeu politique dans ce sens. Sans nier leurs efforts et les succès engrangés, force est de constater qu’ils n’ont pas toujours pu susciter l’adhésion d’une part significative des forces du progrès et traduire toute la justesse de leurs idéaux en des voix lors des élections. S’ils se sont sans doute heurtés à leurs propres limites, ils ont également dû rencontrer celles du système électoral et du peuple burkinabè. L’heure n’est certainement pas au blâme ou à la chasse aux ouvriers de la 21 e heure. Elle est au rassemblement et à l’union autour de ce que nous avons de commun : le Burkina Faso. Elle est aussi à l’examen, sans complaisance, des causes de ces résultats décevants. C’est pourquoi il me semble impératif que les forces du progrès créent un cadre où elles pourront se « rencontrer » régulièrement, y inclus en ligne, pour se connaître et réfléchir ensemble sur les voies et moyens pour impulser le changement politique souhaité. Dans un tel cadre, elles pourraient discuter des stratégies à mettre en œuvre pour être la locomotive qui conduit la politique burkinabè ou, au moins, pour influencer significativement le choix et les choix de ceux qui la conduisent.
Travailler à créer une masse critique d’hommes et de femmes politiques crédibles et commencer, dès à présent, à mettre en œuvre nos idéaux, notamment dans la vie des jeunes et de nos populations rurales…
Sans préjuger du contenu des débats et des solutions qui pourraient émerger du cadre de rencontre et de discussion, il me semble impérieux que les forces du progrès retrouvent la foi en l’avenir et placent leur engagement sous le sceau de l’union, dans le temps long, pour construire une masse critique de Burkinabè dont la crédibilité politique sera fondée sur la preuve d’un engagement constant et concret auprès de notre peuple. Les trois points qui suivent illustrent le fond de cette pensée.
Premièrement, il me semble urgent d’arrêter la saignée au sein des forces du progrès. La création d’un cadre de réflexion et de discussion est déjà un pas dans cette direction. Savoir que nous ne sommes ni seuls ni faibles et que nous avons un plan, ou que nous y travaillons, insufflera de l’espérance à ceux d’entre nous qui pourraient être gagnés par le découragement, sinon tentés par les aventures individuelles ou précipitées. A cet égard, une amie qui a lu une version antérieure de ce texte a, par une boutade, attiré mon attention sur le fait que les insurgés de 2014 s’attelaient en 2022 à des choses plus concrètes comme construire leur famille ou sécuriser leurs parcelles. Ils sont à féliciter. C’est ainsi qu’on construit les remparts qui permettent de vivre dignement tout en évitant les compromissions imposées par les choix cornéliens que lance parfois la vie. Il n’y a donc pas d’opposition entre nos efforts pour construire nos carrières et mettre les nôtres à l’abri du besoin, d’une part, et ceux pour sortir le Burkina Faso de l’ornière, d’autre part. Les deux se soutiennent et se renforcent. C’est d’ailleurs pourquoi les forces du progrès doivent gagner le pari de ramener le rêve de changement d’abord au niveau de leur cellule familiale, puis de la communauté, du secteur ou du village, de la province ou de la région, partout où l’opportunité se présente, pour aider à organiser la vie autour des valeurs sociales de courage, d’intégrité, d’amour du travail et de solidarité. C’est à cette condition qu’on verra reculer les vices auxquels sont exposées nos sociétés.
Deuxièmement, les forces du progrès doivent placer leurs efforts dans le temps long. Pour ce faire, elles doivent prêter une attention toute particulière aux élèves, aux étudiants ainsi qu’aux jeunes en début de carrière, tant dans le secteur formel que celui informel. En effet, le sort des idéaux de la révolution de 1983 et de l’insurrection de 2014 se joue déjà dans leur cœur. Aider cette génération, notamment par le mentorat ou le partage d’expériences, à poursuivre la connaissance, l’intelligence et la sagesse, en toute intégrité, prépare la masse critique de demain qui pourra
diriger la politique burkinabè ou l’influencer de façon significative. Il faut revisiter la notion de travail et démystifier celle du succès en prouvant que l’intégrité n’est un obstacle ni à l’un ni à l’autre ; que la vie est plus coopération que compétition ; et qu’il n’y a rien de plus gratifiant que d’aider autrui à réaliser tout son potentiel. Beaucoup d’entre nous le faisons déjà à titre individuel. Il s’agit de placer nos actes isolés dans un cadre permanent de collaboration et de soutien mutuel visant l’éveil des consciences politiques. Ce sera l’occasion pour tous les Burkinabè, de l’intérieur comme de la diaspora, d’inspirer et d’aider la prochaine génération à se surpasser. Ce sera aussi l’occasion pour les membres des forces du progrès qui ne sont plus dans la vie active de chaperonner les jeunes pousses. Nul n’est de trop. De l’agriculture au droit, en passant par l’économie, le journalisme et le secteur informel, aucun champ social ne doit être en dehors de notre générosité et de l’excellence.
Troisièmement, les forces du progrès doivent travailler à étoffer leur crédibilité auprès des Burkinabè, en se plaçant ici encore dans le temps long. La crédibilité politique s’obtient au Burkina Faso par la preuve d’une compétence certaine dans son domaine, une intégrité à toute épreuve et une adhésion sincère aux idéaux de la révolution de 1983 et de l’insurrection de 2014, c’est-à-dire ceux de Justice et de justice sociale. Il appartient donc à une masse critique des forces du progrès de se forger ce capital de crédibilité auprès de la plus grande majorité possible de Burkinabè. Cela implique la création ou l’utilisation des meilleurs canaux de communication existants pour relayer nos idées et donner de la visibilité à nos actions.
Mais surtout, un seul principe devra présider à la sélection des personnes devant incarner la vision des forces du progrès: leur intégrité intrinsèque et leur crédibilité à porter le projet politique fondé sur les idéaux de la Révolution de 1983 et de l’insurrection de 2014. Puisque c’est le peuple burkinabè qu’il s’agit de convaincre de notre projet de société, de notre intégrité et de la justesse de notre combat, nos perceptions individuelles sur notre propre valeur importent peu. C’est la manière dont nous sommes perçus par les Burkinabè qui est décisive ; non seulement sur la base des faits qui sont connus mais également de ceux qui pourraient être dévoilés à l’avenir. Il faudra donc trier en toute honnêteté le fonio du grain de sable…
Quant à la compétence qui doit également fonder toute crédibilité à gouverner, elle exige que les forces du progrès s’intéressent plus que jamais à la gouvernance locale qui est le lieu par excellence pour faire ses armes et s’aguerrir en confrontant ses idées à la réalité du terrain. Tout ne se joue pas à Ouaga, Bobo, à la primature ou à la présidence… La concentration de notre Etat dans les principales villes laisse le milieu rural à l’abandon. Les forces du progrès pourraient mettre à profit les déserts de gouvernance étatique en milieu rural pour planifier et réaliser des projets de développement dans ces régions. Il ne s’agit pas de construire quelques forages isolés ici et là, mais de prouver à nos populations, par un engagement constant et dans la durée, les aptitudes de leurs fils et filles à comprendre et à résoudre ensemble leurs défis structurels. Dans le même sens, les forces du progrès pourraient générer du capital qu’ils investiraient dans des projets économiquement viables dans le domaine de l’éducation, des transports publics ou de la santé. Elles contribueraient ainsi à améliorer l’offre en biens sociaux de qualité. Après tout, cent millions de FCFA, c’est 20 personnes qui cotisent cinq millions chacun. Un milliard, c’est cent personnes qui achètent des actions de dix millions de FCFA chacun. C’est aussi 100 000 personnes qui cotisent 1000 CFA par mois pendant un an. Pour ne m’en tenir qu’à mon domaine : qu’est-ce-qui nous empêche de créer, petit à petit, une chaîne d’écoles dans toutes les régions du Burkina Faso qui formeraient les citoyens de demain que nous voulons voir, intègres, instruits, politiquement conscients, travailleurs, compétitifs tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de notre pays ?
C’est donc l’engagement conscient, collectif, organisé et planifié des forces du progrès pour répondre aux besoins concrets de notre peuple dans la durée qui attestera notre capacité à travailler ensemble ainsi que la profondeur de notre intégrité et de notre dévouement pour le Faso. Avec stratégie et méthode, en mettant ensemble nos intelligences, et de côté nos ego ainsi que nos querelles byzantines, il est possible de travailler consciemment à la constitution d’une masse critique crédible auprès des Burkinabè capable de porter le besoin de changement souhaité. Même
si celui-ci n’advenait pas de notre vivant, les forces du progrès qui auraient travaillé (a) à briller au quotidien par leur excellence et leur intégrité dans leur(s) domaine(s) de compétence, (b) à inspirer et guider la prochaine génération dans la réalisation de ses rêves et (c) à résoudre des défis
concrets – ne serait-ce que ceux d’un seul village – pourraient dormir du sommeil du juste. À tout le moins, nul, et certainement pas ma tante, ne leur reprochera un quelconque manque d’ambition ou d’audace.
En ce moment où le MPSR invite les hommes et femmes politiques à s’emmurer dans l’introspection, les forces du progrès doivent faire leur cette interpellation bien connue de Frantz Fanon : « Chaque génération doit, dans une relative opacité, découvrir sa mission, la remplir ou la trahir ». La mission des forces du progrès est plutôt évidente : arrêter la déliquescence du Burkina Faso et porter les efforts pour le remettre sur les sentiers d’un développement social et économique juste à travers une gouvernance aussi vertueuse qu’audacieuse. Si demain se prépare hier, nous avons aujourd’hui déjà pris du retard. Alors, qu’attendons-nous pour mettre le pied à l’étrier ?
Mamadou Hébié
PS : Beaucoup d’ami(e)s ont lu et commenté des versions préliminaires de cette tribune. Puisse sa publication exprimer mes plus chaleureux remerciements. Je demeure évidemment unique responsable de toutes les lacunes dont le texte pourrait souffrir. Les lecteurs et lectrices qui voudraient me contacter au sujet de la tribune pourraient m’écrire au courriel suivant : mamadou.hebie@hotmail.com.