Réconciliation nationale : « Il reste à s’entendre sur la manière d’y parvenir », Léonce Koné
Dans cette tribune en date du 25 août 2021, Léonce Koné, ancien cadre du CDP qui a démissionné en juin 2020, revient sur la nécessité de la réconciliation entre les fils et les filles du Burkina Faso. Convaincu qu’une nation moins divisée est mieux armée pour faire face à l’adversité, il estime néanmoins qu’il faut encore s’entendre sur la manière d’y parvenir. Il décortique ainsi le triptyque « Vérité, Justice, Réconciliation » qu’il qualifie de magique et d’ambigu, abordant des notions telles que la difficile quête de vérité, une justice aléatoire et sélective, pour enfin terminer avec les balises vers la réconciliation. Lisez plutôt.
Je m’empresse de dire ce qui peut sembler une évidence : c’est l’essence de la réconciliation de mettre en présence des gens qui ne sont pas d’accord entre eux. Les opinions que j’exprime dans cette tribune sont d’abord les miennes. J’ai pu constater qu’elles sont partagées par nombre de mes compatriotes avec qui j’ai eu l’occasion de m’entretenir de ces sujets, avec des nuances et des inflexions qui leur sont propres. Je conçois parfaitement que d’autres aient des avis totalement divergents. C’est cela qui fait la richesse de la liberté d’opinion, de la vie démocratique, valeurs auxquelles je présume que la majorité de nos concitoyens est attachée, même si les uns et les autres peuvent légitimement avoir des vues différentes sur l’analyse des difficultés que connaît notre société, sur son passé, sur les politiques, les actions que nécessite la situation du pays.
Notre pays va mal
S’il y a un point sur lequel tout le monde est d’accord, c’est que le pays va on ne peut plus mal. Quoique certains membres de la classe politique (dans la majorité comme dans l’opposition) semblent peu soucieux de cet état de fait, à en juger par la complaisance frivole avec laquelle ils célèbrent eux-mêmes leurs faits et gestes les plus anodins sur les réseaux sociaux. Ce goût de l’auto-promotion donne lieu à des publications qui seraient simplement risibles, si elles n’intervenaient pas sur le fond d’une tragédie nationale. Ce qui les rend juste indécentes.
Mais revenons à ce qui est essentiel. Le pays va mal, parce qu’il est la proie, vulnérable, d’une vague de terrorisme sans précédent, qui endeuille jour après jour des familles burkinabè et décime nos forces armées et les volontaires qui se sont engagés à leurs côtés, sans que nous entrevoyions la perspective d’une victoire prochaine sur ce fléau. Des centaines de morts, des milliers de nos compatriotes condamnés à fuir leurs villages pour trouver ailleurs un refuge précaire, indigne de la condition humaine, des milliers d’enfants déscolarisés, des centaines de disparus, des pans entiers du territoire national soustraits du contrôle et de l’administration de l’Etat. Cette litanie des malheurs est connue de tous. Et l’on a quelque gêne à l’égrener, dans ce climat général où semble dominer un sentiment d’impuissance et de fatalité.
Nulle intention de ma part d’ignorer ou de minimiser l’action héroïque des membres des Forces de Défense et de Sécurité, ainsi que celle des Volontaires pour la Défense de la Patrie qui, dans l’anonymat, combattent au prix du sang pour préserver ce qui reste du pays, de son territoire, de ses valeurs de société. Le rituel répétitif des journées de deuil national qui est observé en hommage posthume à ceux ont fait le sacrifice de leur vie ne suffit pas à exprimer l’étendue de la reconnaissance que nous devons à ces véritables héros, dont les moyens ne semblent pas à la mesure des circonstances, qu’il s’agisse de l’équipement, de la formation, des émoluments et des prestations sociales annexes.
L’obligation morale de la réconciliation
L’autre point qui semble réunir un consensus relatif est que, justement, face au danger qui menace sa cohésion et son existence même, notre pays a besoin plus que jamais de rassembler ses fils et ses filles, dans un nouvel élan de réconciliation, en transcendant les querelles et les rancœurs qui l’ont divisé à divers moments de son histoire contemporaine. Cette convergence sur la nécessité de se réconcilier est récente. Même si les textes et les déclarations officielles de la transition post-insurrectionnelle ont souvent mentionné une volonté lointaine et circonspecte de réconciliation (perçue parfois comme une concession aux exigences d’inclusion de la communauté internationale), les tenants successifs du pouvoir ont traîné les pieds pour se convaincre de cette nécessité. Tout le monde se souvient des sarcasmes qui étaient proférés à ce sujet, jusqu’à ce qu’il apparaisse qu’une grande partie des citoyens burkinabè aspirait à un climat politique et social plus apaisé. Comme le dit la sagesse populaire, « il n’est jamais trop tard pour bien faire ». Il est donc heureux que la réconciliation soit devenue l’une des priorités du Gouvernement. Même si l’on entend encore des voix discordantes, isolées et vindicatives, proclamer que le Burkina Faso n’a nul besoin de réconciliation, parce qu’il n’a pas connu de tragédie meurtrière et massive du type de celles qu’ont enduré l’Afrique du Sud et le Rwanda.
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Cette soif inextinguible de revanche n’est-elle pas en soi le symptôme d’un besoin de réconciliation ? Il ne faut pas se le cacher, un vif ressentiment persiste aussi dans l’esprit d’un grand nombre de ceux qui ont subi des exactions et des brimades diverses à l’occasion de l’insurrection de 2014. C’est la conjonction de ces haines et de ces rancœurs réciproques qui justifie la nécessité de trouver une voie raisonnable pour restaurer la volonté de vivre ensemble, de façon pacifique et, si possible, fraternelle. D’autant que nous sommes confrontés à un ennemi commun, qui ne vise rien de moins que le démantèlement de notre société. Certes, la réconciliation à elle seule ne sauvera pas le pays du péril terroriste. Mais qui peut douter sérieusement qu’une Nation moins divisée, unie sur ses valeurs et sur l’intérêt supérieur de la patrie est mieux armée, ne serait-ce que moralement, pour faire face à l’adversité.
Le Triptyque magique et ambigu : « Vérité, Justice, Réconciliation »
Puisque tout le monde – à quelques exceptions près- est d’accord sur la nécessité de la réconciliation, il reste à s’entendre sur la manière d’y parvenir.
Dès le début de la transition, les partis et mouvements qui venaient de conquérir le pouvoir se sont accordés pour soumettre la réconciliation qui leur était demandée par la communauté internationale à une formule, quasiment magique, qui était supposée constituer en elle-même un programme : Vérité, Justice, Réconciliation.
L’exigence que la réconciliation soit précédée par une procédure judiciaire destinée à élucider le trouble de caractère délictuel que les personnes mises en cause dans ce processus sont présumées avoir causé à la société est une chose compréhensible. Cependant, comme il arrive avec les formules lapidaires qui se résument à un slogan, elles sont aussi faciles à énoncer et que compliquées à mettre en œuvre.
La difficile quête de vérité
Quel contenu donne-t-on à chacun des éléments de ce fameux triptyque ? En quoi consistera la quête de la Vérité ? Sera-t-elle séparée de l’étape de la Justice ? Incombera-t-elle à une commission d’enquête spécifique ? Ou bien son avènement découlera-t-il de la procédure judiciaire ? Si la Vérité est partie intégrante du processus de la Justice, alors pourquoi énoncer cet élément séparément ? Ou bien a-t-on libellé les choses ainsi, dans l’effervescence insurrectionnelle, parce que cela sonnait bien et permettait de se débarrasser provisoirement d’un sujet qui n’était certainement pas la priorité du moment ? Lorsqu’une personne a été assassinée, pour un mobile politique ou autre, la recherche de la vérité sur les circonstances et les auteurs de cet acte est une exigence légitime pour les proches de la victime et pour la société. Pour autant, dans le type d’affaires qui est couramment mentionné comme « crime politique » au Burkina, je ne suis pas sûr qu’un procès soit forcément le meilleur moyen de connaître la vérité sur ce qui s’est passé. J’ai assisté, à titre de co-accusé, pendant près de 18 mois au procès sur la tentative de putsch de 2015. Si on laisse de côté l’aspect attentat à la sûreté de l’Etat pour ne considérer que les faits d’homicides, de coups et blessures et de dégradations de biens, je n’ai pas vu que les auditions des accusés, des témoins et des parties civiles aient permis de jeter une grande clarté sur qui a fait quoi, comment et pourquoi, sauf dans de rares cas où on a pu s’en faire une idée. Certes des condamnations pénales et civiles ont été prononcées, mais la vérité a-t-elle jailli du prétoire ? J’ai la conviction que non. Quant aux tenants et aboutissants du coup d’Etat, bien malin qui peut dire que le procès lui en a donné la pleine connaissance. En revanche, j’ai le souvenir d’avoir vu à la télévision, comme beaucoup, les auditions de la Commission Vérité et Réconciliation sud-africaine, où plusieurs des personnes auditionnées faisaient, avec une sincérité et une émotion visibles, l’aveu spontané de leurs méfaits pendant la période de l’apartheid. Faut-il en tirer une conclusion définitive sur la meilleure manière de rechercher la vérité ? Je ne crois pas. Je veux simplement attirer l’attention de ceux qui brandissent l’exigence de vérité comme un préalable absolu à toute tentative de réconciliation sur le fait que cette quête est difficile et aléatoire. Si l’on se fixe comme objectif que la réconciliation n’aura lieu que lorsque toutes les affaires en cause seront élucidées, alors nous risquons bien de devoir renoncer à réconcilier les burkinabè. Ou alors –ce qui est plus probable- le processus suivra le cours que lui imprimera le Gouvernement et ses conclusions donneront lieu à de vives critiques sur le déficit de vérité. C’est ce qui m’amène à penser qu’il peut être préférable, dans certains cas, de laisser au passé ce qui appartient au passé, en s’attelant à préparer un meilleur avenir.
Une justice aléatoire et sélective
Le second élément du triptyque est la Justice. Mais à quelle Justice fait-on référence ? Celle qui, dans les affaires politiques, obéit aux ordres des puissants de l’heure, parfois même en les devançant ? Ou celle dont les protagonistes, sous le couvert d’une prétendue indépendance, pratiquent ouvertement l’instrumentalisation de la justice pour assouvir leurs desseins politiques propres ? Je sais, d’expérience, que lorsqu’on parle dans ce pays de justice dans un dossier à caractère politique, on peut être assuré qu’il s’agira de tout sauf d’un jugement obéissant aux normes internationales de ce que doit être une « justice équitable ». Même si le cérémonial solennel des cours et tribunaux cherche à créer l’apparence qu’il s’agit d’une affaire sérieuse, on a souvent l’impression d’assister à une pièce de théâtre absurde, dont il est difficile de départager si elle relève de la comédie burlesque ou de la tragédie. J’ai du respect pour le corps de la magistrature et pour ses membres, dont je suis persuadé que la majorité exerce ses fonctions avec conscience. Ce n’est pas une précaution de langage, j’ai eu des amis proches et des connaissances qu’il m’a été donné d’observer dans l’exercice de leur fonction de magistrat. J’en ai gardé le souvenir qu’ils faisaient honneur à leur métier et à leur pays. Mais j’ai vu aussi de mes yeux, plus récemment, que derrière le formalisme procédural et la logorrhée de certains tribunaux, peut se cacher une justice dévoyée, imperturbablement partiale.
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Actuellement, certains spécialistes débattent doctement sur la question de savoir s’il faut juger les crimes et délits qui semblent conditionner la réconciliation en recourant à la justice transitionnelle (dont les modalités restent à définir), ou aux juridictions déjà existantes, dans lesquelles sont incluses la justice militaire et la Haute Cour de Justice. Je me demande si ce débat n’est pas en train d’être dépassé par les évènements. La Chambre de première instance du Tribunal militaire vient d’annoncer sa convocation en octobre prochain pour ouvrir le procès sur l’assassinat du Président Thomas Sankara. La Haute Cour de Justice a renouvelé sa composition et son organisation pour juger les ministres du dernier gouvernement du Président Blaise Compaoré. Le dossier de la tentative de putsch de 2015 a déjà été jugé en première instance. La procédure est engagée pour le jugement de l’affaire Norbert Zongo, avec les rebondissements que l’on sait et une focalisation obsessionnelle sur François Compaoré que certaines officines politiques aimeraient épingler sur leur tableau de chasse, à défaut de pouvoir atteindre son grand frère. Ce sont là, me semble-t-il, les dossiers les plus emblématiques que l’on cite comme ceux qui doivent être résolus avant que puisse être envisagée toute démarche de réconciliation. Je n’ai pas l’impression que le Gouvernement ait l’intention de suspendre ces procédures pour les soumettre à un autre mécanisme. Et il n’a jamais manifesté un intérêt quelconque pour la justice transitionnelle, malgré les recommandations multiples et diverses qui lui ont été faites dans ce sens, y compris par le Haut Conseil pour la Réconciliation et l’Unité Nationale (HCRUN), qui ne s’est pourtant pas illustré par son zèle à rechercher et à proposer les moyens concrets qui permettront aux burkinabè de surmonter leurs divisions. Il semble avoir conçu son rôle comme celui d’un bureau des plaintes, compilant inlassablement les griefs et les demandes de réparation de tous ceux qui estiment avoir subi un préjudice du fait d’évènements politiques, sans se préoccuper outre mesure de leur donner une suite.
J’ai déjà dit la suspicion extrême que m’inspirent les procès politiques. Ce n’est pas du droit. C’est une autre manière de faire de la politique, en réglant ses comptes avec un adversaire, pendant qu’on en a la force. C’est un procédé de vengeance, plus que de justice. Même si je comprends l’exigence totalement légitime de ceux qui réclament que des crimes avérés ne restent pas impunis, je doute sincèrement que les conditions d’une justice équitable soient réunies dans plusieurs des cas concernés.
Prenons l’exemple le plus emblématique qui est celui du Président Blaise Compaoré. Il a accédé au pouvoir à la suite de l’assassinat du Président Thomas Sankara, avec qui il avait fait un coup d’Etat trois ans auparavant, ouvrant la voie à un épisode « révolutionnaire ». Quelles que soient les vertus qu’on lui prête, à tort ou à raison, cette révolution dirigée par Thomas Sankara a marqué aussi le début d’une ère de violences dans notre pays, avec de multiples assassinats et des exactions de toutes sortes. Que l’on apprécie sa gouvernance ou pas, le régime de Blaise Compaoré, en comparaison, a connu une nette diminution du recours à la violence comme moyen de règlement des conflits politiques, en même temps qu’un retour à une vie constitutionnelle normale, justifiant que des citoyens puissent se prévaloir de la protection de la Loi fondamentale. Que l’on veuille juger le meurtre de Thomas Sankara et des personnes qui ont été tuées avec lui est une chose compréhensible. Mais peut-on, dans le même temps, juger l’attentat contre la sûreté de l’Etat qui a porté Blaise Compaoré au pouvoir en 1987, en faisant abstraction de celui que lui-même et Thomas Sankara avaient perpétré ensemble en 1984 ? J’ai toujours été médusé, d’ailleurs, qu’un régime installé par un coup d’Etat se prévale d’une prétendue légalité pour réclamer en justice la condamnation de ceux qui viendraient à lui faire un coup d’Etat. Enfin, si Blaise Compaoré est coupable d’avoir fait un coup d’Etat en 1987, les personnes qui ont participé à l’exercice du pouvoir avec lui dès les premiers instants ne doivent-elles pas être présumées complices de cette infraction ? Comment ne pas voir qu’on nage en pleine absurdité.
Il s’y ajoute que Blaise Compaoré a bénéficié en 2012 d’une amnistie votée par l’Assemblée Nationale de l’époque, qui tirait sa légitimité d’une élection et était présidée par l’actuel Président du Faso. Cette amnistie a ensuite été révoquée pendant la transition post-insurrectionnelle par le Conseil National de la Transition, organe législatif non élu de cette période intermédiaire confuse, dont on est en droit de se demander d’où il tirait sa légitimité et quelle était l’étendue de ses pouvoirs. En tout cas il n’avait pas celui de modifier la Constitution en vigueur dans des dispositions qui n’avaient rien à voir avec sa mission essentielle qui était de préparer le retour du pays à des institutions républicaines, dûment élues. Mais ceci n’est pas la seule violation des règles de droit opérée par le CNT qui, sous la direction impulsive de son président, semblait concevoir sa vocation comme celle d’une chambre révolutionnaire, auto-investie de la mission de faire table rase du passé pour bâtir un Burkina nouveau. En somme, une sorte d’ersatz de la révolution…en plus loufoque.
Il ne fait pas de doute, dans ces conditions, que la mise en accusation de Blaise Compaoré s’inscrit dans une démarche de règlement de compte, de vengeance et d’humiliation. Toute considération d’affinité politique mise à part, je ne crois pas que cela serait à l’honneur du Burkina et apporterait quelque chose d’utile à la volonté commune de réconciliation des burkinabè.
Quoiqu’il en soit, tout porte à croire que Blaise Compaoré ne comparaîtra pas à ce procès. A supposer qu’il en ait eu la volonté, il n’est pas sûr que sa santé précaire le lui permette. Il sera donc vraisemblablement jugé par contumace et condamné à une lourde peine, comme prix de la vengeance. Une certaine justice politique aura été rendue. Répondra-t-elle aux exigences du triptyque vérité, justice, réconciliation, en soulageant la vindicte inépuisable de ceux qui s’acharnent vainement à le diaboliser ? A vrai dire cela n’aura pas d’importance. Ce qui sera important, c’est que les burkinabè retrouvent le chemin de la cohésion nationale, aussi tortueux et cahoteux qu’il puisse être. Il dépendra en grande partie de la volonté du Chef de l’Etat de tracer cette voie, en surmontant les obstacles.
Dans cette optique, je veux espérer qu’une formule pourra être trouvée pour honorer la mémoire des dizaines de personnes qui ont été assassinées dans la tourmente de la période révolutionnaire, sans qu’aucune enquête judiciaire sérieuse ait été conduite pour permettre à leurs familles de connaître les circonstances précises et la cause de ces meurtres. Je pense à Somé Yorian Gabriel et aux nombreuses autres victimes de cette terreur larvée, qui semblent être reléguées dans l’oubli, sous le prétexte que leur disparition violente et inexpliquée est couverte par le délai de prescription.
Il y a un autre dossier de la réconciliation, plus récent et plus vivace, que l’on a tendance à passer sous silence, c’est celui de l’insurrection d’Octobre 2014. Si on se place dans l’optique du triptyque vérité, justice, réconciliation, il n’y a pas de sujet tabou, tous les griefs ayant trait à des violences politiques doivent être examinés, en vue de leur trouver une réponse adéquate. Depuis la transition, les personnes qui ont subi des dommages corporels et matériels à l’occasion de la répression des manifestations d’octobre 2014 ont été identifiées. Elles-mêmes, ou leurs ayants-droits (pour celles qui ont perdu la vie) ont reçu des réparations, même si rien ne répare la perte d’une vie. Quant aux personnes qui ont subi des exactions diverses conduites par des bandes organisées, du fait de leur appartenance à des partis associés au régime de l’ancien président, elles sont presque considérées comme responsables elles- mêmes de la violence qui leur a été infligée, en raison d’un mauvais choix politique.
Il y a d’abord l’acte politique qui a consisté dans la prise du pouvoir par le Lieutenant-colonel Yacouba Isaac Zida, au terme d’un conciliabule de militaires. Puisqu’on trouve normal de juger Blaise Compaoré pour le coup d’Etat de 1987, pourquoi la même procédure n’est-elle pas engagée contre ceux qui ont pris le pouvoir en octobre 2014, en violant ouvertement les dispositions de la Constitution. Conséquent avec lui-même, Zida s’était empressé d’ailleurs de suspendre la Constitution, qui n’a été restaurée que sur les instances des Chefs d’Etat de la CEDEAO. Par quelque bout qu’on le prenne, ce changement de la direction du pays était un coup d’Etat et le fait qu’il soit intervenu dans le prolongement d’une insurrection n’y change rien. A moins d’être couverte par le délai de prescription, ou par une éventuelle amnistie, cette violation flagrante de la Constitution pourrait donner lieu tôt ou tard à des poursuites judiciaires.
Par ailleurs, il est de notoriété publique que les groupes de manifestants qui ont incendié l’Assemblée Nationale, les sièges de partis, les domiciles de leurs membres et les biens de personnes soupçonnées simplement d’être proches de l’ancien régime étaient téléguidés par des responsables politiques liés à l’insurrection. Dans l’euphorie du moment, certains de ces responsables politiques ont même revendiqué publiquement d’avoir incendié l’Assemblée Nationale, manifestant une fierté pour le moins déplacée. C’était un édifice public. C’était le siège du débat démocratique. Et surtout, c’était un lieu chargé d’Histoire. L’assaut du siège du CDP par les manifestants a conduit au décès du regretté Salif Ouédraogo, Secrétaire national chargé des Anciens de ce parti. D’autres homicides ont été signalés. Rien de tout cela n’a donné lieu à l’ouverture d’une information judiciaire, même après le dépôt de plaintes avec constitution de partie civile. On voit bien les limites de l’état de droit et de l’indépendance de la justice. Il faut rappeler que dans de telles circonstances, la loi impute la responsabilité des faits dommageables, non seulement aux personnes qui les ont commis, mais aussi aux organisateurs des manifestations qui ont causé ces troubles.
Alors ces faits prévus et punis par la législation burkinabè relèvent-ils du triptyque vérité, justice, réconciliation, ou bien leurs auteurs, complices et commanditaires sont-ils exonérés de toute responsabilité pénale et civile en vertu d’une loi qu’il n’est même pas besoin d’écrire ?
Si on renonce par principe à engager des poursuites pour ces infractions, alors il faut se rendre à l’évidence que l’équité apparente et proclamée du triptyque vérité, justice, réconciliation recèle un vice majeur qui rend inopérant tout l’édifice. Le triptyque n’est valable que s’il s’applique de manière égale à tous. Il ne sert à rien de répéter cette formule comme une incantation, si elle comporte en elle-même sa propre négation et un germe de division.
Si je rappelle ces vérités crues, ce n’est pas pour revendiquer que l’on ouvre une vaste pagaille judiciaire où les insurgés et leurs adversaires s’opposeront devant les tribunaux à travers le pays. C’est d’abord pour rappeler que ces faits ont existé, qu’ils font partie du contentieux national. C’est aussi pour montrer l’ambiguïté de la démarche de vérité, justice et réconciliation.
En réalité, j’ai l’impression que pour certaines personnes, ce triptyque s’applique uniquement aux gens qui appartenaient à la majorité du temps de Blaise Compaoré. A ce titre, ils sont coupables, non seulement pour ne s’être pas opposés à la modification de l’article 37 de la Constitution, mais aussi de toutes les dérives supposées du régime, même quand ils n’y ont occupé que des positions secondaires, à la différence de ceux qui nous gouvernent. Alors pour être acceptés de nouveau dans la république et prétendre y occuper une place, même de simple citoyen, ils doivent d’abord observer un temps de pénitence, ensuite se couvrir de cendres pour confesser publiquement leurs péchés, faire acte de contrition, demander humblement pardon, avant que ceux qui ont brûlé leurs maisons consentent à les absoudre, en leur rappelant qu’il ne faut plus qu’ils s’égarent dans de mauvaises pensées et des choix politiquement incorrects, hors de la doctrine officielle qui sera portée à leur connaissance en temps voulu ! Je tourne cela en dérision, mais c’est un peu l’idée générale qui prévaut dans certains cercles. Je veux espérer que le travail d’explication et de pédagogie du Ministre d’Etat chargé de la Réconciliation fera justice de cette conception unilatérale du processus de réconciliation, car je n’ose pas imaginer qu’il la partage.
Balises vers la réconciliation
J’ignore quelles formes prendront les actes qui marqueront la réconciliation et quel sera son contenu. Nous avons au Burkina le goût des forums qui servent à donner une onction populaire à des décisions déjà arrêtées, ou qui offrent un prétexte commode pour reculer devant des mesures difficiles. Nous avons aussi celui des célébrations grandioses, sans lendemain, dont la seule trace qui reste est un pagne commémoratif. J’espère que nous éviterons ces écueils et que ces consultations auront un résultat constructif, tangible, dès les prochains mois. A mon humble avis, la réconciliation devrait être un processus au long cours, ponctué par une succession de mesures concrètes et convergentes, destinées à favoriser la cohésion et le développement harmonieux de notre société. Par chance, certains compatriotes éminents, agissant en pionniers de cette démarche ont déjà mené une réflexion approfondie sur le sujet.
Parmi ces initiatives, je citerai celle qui a été engagée par Me Hermann Yaméogo, ami de toujours, avec la mise en place d’un projet dénommé Rupture Positive 3 R. Cette organisation, à laquelle je m’honore de participer, aux côtés de jeunes cadres issus de mouvements politiques et associatifs de divers horizons, présente l’intérêt d’inscrire le sujet de la réconciliation dans une perspective plus large : celle de proposer les voies d’un renouvellement des objectifs, des méthodes et des pratiques de la vie publique, dans l’optique d’une transition des générations. Cette initiative est déjà, en elle-même, un acte de réconciliation, puisqu’elle associe des citoyens qui ont participé à l’insurrection au nom de valeurs politiques nobles et d’autres qui avaient fait un choix différent par fidélité à leurs engagements.
Il y a aussi le Panel des Anciens pour la Paix et la Réconciliation de l’Appel de Manéga, qui a élaboré une feuille de route, centrée sur le processus de réconciliation, dont les propositions sont pertinentes et empreintes d’une sagesse constructive. Même si je trouve certaines d’entre elles rebutantes, comme la recommandation irritante d’une « contrition publique de la part des acteurs de l’ancien régime initiateurs du projet de modification de l’article 37 de la Constitution et de la mise en place du Sénat » ! Je pense que dans une démocratie rien ne doit entraver la liberté d’opinion lorsqu’elle s’exerce dans les limites de la loi. Et je continuerai à penser ainsi aussi longtemps que je vivrai. Néanmoins, pour la circonstance, Je consens à considérer que la personne qui représentera « l’ancien régime » dans la célébration éventuelle de la réconciliation agira également en mon nom lorsqu’elle ingurgitera la potion amère que constituera cette proclamation de repentir, si tel est le prix de la paix commune. D’autant que cela semble être la contrepartie de la contrition qui est demandée par ailleurs aux acteurs de l’insurrection. Nous voilà donc revenus à l’arbre à palabres, où les litiges, même les plus graves, se règlent par des concessions mutuelles et symboliques. Et ce n’est pas plus mal. Mais je veux croire que la volonté de réconciliation se manifestera sur des sujets de portée plus lointaine et plus fondamentale qui ont été identifiés par le groupe des Sages de l’Appel de Manéga. Il est vraisemblable que le forum national sur la réconciliation et l’action personnelle du ministre en charge de ce dossier contribueront à donner corps à cette ambition.
Au rang des symboles, j’espère que le moment viendra, tôt ou tard, où l’on se décidera à réviser les paroles du Ditanyè. Voilà un hymne qui est supposé être le chant de ralliement de toute la Nation, dans lequel, cependant, certains burkinabè injurient ouvertement d’autres de leurs compatriotes. De qui parle-t-on lorsqu’on mentionne les « petits servants locaux » du néocolonialisme ? Probablement de tous ceux qui n’adhèrent pas à l’idéologie brumeuse de la révolution, ce qui est le cas aujourd’hui d’un grand nombre de burkinabè. Jusqu’à quand continuerons-nous à faire croire que la nuit du 4 Août 1984 a marqué la naissance d’une nouvelle Nation et réconcilié un peuple qui continue de s’abreuver à la source vive de la Révolution ! On dit souvent, pour reprendre une formule empruntée à Habib Bourguiba, qu’il ne faut pas injurier l’avenir. Il ne faut pas injurier le passé non plus. Si nous voulons que cet hymne exalte le patriotisme de tous les burkinabè, il est préférable que ses paroles ne soient pas sectaires et aient un sens compréhensible par tous. Tout le monde n’est pas adepte du lyrisme pesant de la rhétorique révolutionnaire, surtout lorsqu’il est en déphasage total avec la réalité actuelle. Même l’Afrique du Sud a choisi, en signe de réconciliation, de se doter d’un hymne national combinant l’ancien hymne de la période d’apartheid et celui qui était chanté par les mouvements de libération. Mais ça c’était du temps où ce pays se trouvait « sous la férule » visionnaire et humaniste de Nelson Mandela.
Léonce Koné